Deux chasseurs F-16 turcs ont abattu un bombardier russe mardi 24 novembre, parce qu’il aurait traversé l’espace aérien de la Turquie à sa frontière avec la Syrie.
Ce serait la première fois depuis 1950 qu’une des armées de l’OTAN abat un avion russe ou soviétique. Les dirigeants de l’OTAN se sont solidarisés avec la Turquie. Et la « grande coalition » contre Daech semble compromise, avant même d’être vraiment née.
Si les médias ont présenté le renforcement militaire russe en Syrie comme une surprise, ce n’en était certainement pas une pour les dirigeants des grandes puissances, à commencer par les États-Unis. Pendant des semaines, des dizaines de bâtiments militaires ont transité de la mer Noire à la base russe de Tartous sur la côte méditerranéenne de la Syrie et des dizaines de chasseurs et bombardiers ont été envoyés sur l’aéroport voisin. Tout cela n’a pu se faire sans que les services de renseignement américains soient au courant, sans doute même prévenus à l’avance, voire qu’ils aient donné leur accord.
Les déclarations exaspérées de dirigeants américains et européens à l’occasion des premières frappes militaires russes contre « l’opposition syrienne » au dictateur Bachar el-Assad ne sont que des postures. En réalité, l’intervention russe prend sa place dans une réorientation de la stratégie de l’Etat américain. En effet, pour tenter de résoudre le problème que lui pose le chaos irako-syrien, dont il est pourtant à l’origine, il cherche dorénavant à s’appuyer sur des forces qu’il avait précédemment combattues : certaines milices intégristes chiites irakiennes et l’Iran qui les soutient, les milices kurdes de Syrie, et au final le régime de Bachar el-Assad lui-même. Et il compte aussi sur la contribution des forces militaires déployées par Poutine.
Toutes les puissances intervenantes dans la région jouent double jeu, d’un côté participant à la lutte contre Daech, mais de l’autre poussant aussi leurs propres pions. Et cela vaut aussi pour la Turquie. Lors des dernières conférences de Vienne, les États-Unis ont réussi à réunir toutes les puissances régionales et impérialistes avec comme objectif affiché de lutter contre Daech. Mais ils ont dû pour cela forcer la main à plusieurs de leurs alliés. Car depuis l’intervention militaire russe, la solution politique se profilant pour mettre fin au chaos syrien actuel n’est pas du tout du goût de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie.
Ces pays, avec l’aide et la complaisance des grandes puissances comme les États-Unis, la Grande Bretagne et la France, ont soutenu, armé et financé les milices djihadistes car elles luttaient contre le régime de leur rival Assad. Pour la Turquie, ces milices et même Daech avaient en plus l’avantage de faire la guerre aux milices kurdes. Il faut rappeler qu’en pleine campagne électorale, Erdogan, le chef de l’État turc, avait appelé à « écraser l’organisation terroriste », parlant non pas de Daech mais du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.
Or, les milices kurdes syriennes du PYD (Parti de l’union démocratique) liées au PKK sont parmi les rares ayant une efficacité militaire contre Daech, et les États-Unis ont fait le choix de les soutenir. Le président turc Erdogan, ne pouvant empêcher cette montée en puissance des milices kurdes à la frontière turco-syrienne, cherche à la contenir. Depuis l’été dernier, la Turquie a donc aidé à constituer des milices turkmènes, s’appuyant sur les populations turcophones de Syrie. Avec leur aide, Erdogan veut mettre en place une « zone de sécurité » qui ferait tampon entre le territoire turc et celui sous contrôle du PYD.
La Turquie était beaucoup moins soucieuse de l’étanchéité de sa frontière avec la Syrie quand celle-ci était, côté syrien, contrôlée par Daech. Tout en soutenant les Kurdes, les États-Unis soutiennent aussi ces milices turkmènes. Ainsi, par un soutien aérien, ils les ont aidées à reprendre deux villages à Daech au nord de la Syrie. Quant à l’intervention russe, visant à dégager le terrain au maximum pour le régime d’Assad, elle entre en opposition directe avec toutes ces manœuvres turques.
Alors, la destruction de l’avion russe entraînera-t-elle une escalade entre la Russie et la Turquie ? En tout cas, on voit combien la fameuse « solution politique » au chaos syrien recherchée par les puissances impérialistes contient de tensions explosives. D’autant plus que ces tensions à la frontière turco-syrienne ne sont qu’un aspect du chaos syrien…