En Égypte, deux ans après qu’une puissante vague populaire ait chassé le général Moubarak qui imposait sa dictature au pays depuis plus de trente ans, une seconde vague, bien plus puissante encore, s’est produite. On parle en effet de 15 à 20 millions de manifestants, chiffres considérables à l’échelle d’un pays qui compte 83 millions d’habitants.
Sans délai, l’état-major de l’armée s’est interposé sur le devant de la scène, décidant l’éviction immédiate du président en place, Mohamed Morsi, le représentant des Frères musulmans. Montrant son vrai visage, l’armée a délibérément tiré sur une foule de sympathisants des Frères musulmans. Plus de 50 morts ont été dénombrés.
Morsi était arrivé au pouvoir par les urnes, mais il avait établi un régime qui n’était pas plus démocratique que celui de son prédécesseur. Il était rude à l’égard de la population pauvre, autant dire de l’immense majorité des Égyptiens, en particulier à l’égard des femmes. Le régime de Morsi était de plus en plus mal supporté, comme l’ont montré les foules immenses de manifestants.
Les grandes puissances, dont les États-Unis, font semblant d’hésiter entre une légitimité issue des urnes et un pouvoir issu de la rue, même si ce pouvoir a été immédiatement confisqué par l’armée.
En réalité, les dirigeants de ces grandes puissances dites démocratiques ne se posent pas véritablement la question. Pour la simple raison qu’ils n’ignorent rien de cette armée égyptienne qui vient de prendre directement le pouvoir. Elle est, en effet, financée pour une grande part par les États-Unis, et ses officiers sont formés dans les académies militaires américaines. Et c’est là une politique ancienne, bien antérieure à la chute de Moubarak.
Ce n’est donc pas tant l’attitude de l’armée égyptienne qui peut inquiéter les dirigeants américains. Ils disposent de moyens importants pour la contrôler et lui dicter ses choix. Ce qui les inquiète, ce sont ces dizaines de millions de femmes et d’hommes qui ne se sont pas inclinés devant le choix sorti des urnes, il y a tout juste un an, en juin 2012, et qui, expérience faite, ont su dire « il y a maldonne ».
Mais les manifestants ne se sont pas contentés d’attendre les échéances fixées par un calendrier électoral décidé par les hommes du pouvoir en place et que ces mêmes hommes peuvent modifier à leur gré. Ils ont pris la parole, directement, exprimant haut et fort ce qu’ils ne voulaient plus, dans la rue cette fois. Et du même coup, ils ont réaffirmé ce qu’ils voulaient : la liberté, c’est sûr, mais aussi du travail et du pain.
Certains, en Égypte même, présentent cette armée comme un bouclier, comme le garant de la volonté populaire et comme l’instrument qui permettrait la satisfaction des revendications populaires.
On ne peut connaître avec précision quelle est la réalité en Égypte et, en particulier, comment et dans quel sens évolue l’opinion populaire. Mais croire et faire croire que l’armée et ses officiers peuvent réaliser les aspirations des millions de manifestants, c’est avoir des illusions qui pourraient avoir des conséquences tragiques.
L’armée au service du peuple en Égypte, cela ne s’est jamais vu. De Neguib en 1953 à Moubarak, on a vu se succéder à la tête du pays des généraux qui, tous, ont assuré la continuité de la dictature.
Certes, l’armée égyptienne, qui est une armée de conscription, organise en son sein plusieurs centaines de milliers d’hommes qui gardent de multiples liens vivants avec la population, qui rendent la base de cette armée forcément sensible aux aspirations populaires.
Mais ce n’est pas cette armée-là qui décide. Ceux qui décident, c’est une caste d’officiers à qui on a, de génération en génération, inculqué un profond mépris du peuple. Et il n’y a rien à attendre de bon de ce côté-là pour les classes populaires.
Pour que les aspirations de celles-ci, en Égypte, comme partout, se réalisent il faudrait qu’apparaissent des militants capables d’offrir à la classe ouvrière, nombreuse et expérimentée, des perspectives révolutionnaires, sur son terrain de classe et non à la remorque de telle ou telle équipe de prétendus sauveurs suprêmes.
Il n’est pas dit que, dans le cours des événements, ils ne puissent pas surgir…