Si on n’a aucun mal à comprendre l’émotion qui a touché la population noire d’Afrique du Sud et du monde entier à l’annonce de la mort de Nelson Mandela, en revanche, celle des chefs d’État actuellement en poste ou qui l’ont été, y compris du temps où Mandela croupissait en prison, a de quoi écœurer.
Ils sont tous là, ces dirigeants ou ex-dirigeants, à se presser autour de la dépouille d’un homme qui avait consacré une partie de sa vie à combattre le régime infâme de l’apartheid. Un régime qui considérait l’immense majorité des femmes et des hommes d’Afrique du Sud tout-à-fait officiellement comme des sous-hommes, privés des droits les plus élémentaires.
Car ces grandes puissances représentées à l’enterrement de Mandela avaient toutes, soit approuvé le régime d’apartheid, soit laissé faire en détournant le regard d’un système injustifiable.
Le régime d’apartheid mis en place à partir de 1948 était particulièrement odieux. L’État divisait la population en quatre catégories : Blancs, Indiens, Métis et Noirs. Les Noirs, bien que les plus nombreux, n’avaient pratiquement aucun droit. Ils ne pouvaient habiter que dans des zones restreintes du pays, et ne pouvaient se rendre dans les zones « blanches » que durant la journée, pour y travailler, avant de retourner le soir dans les « townships », souvent de véritables taudis. Il leur fallait un passeport intérieur pour circuler dans le pays et ils étaient privés du droit de vote. L’inhumanité de ce racisme d’État s’exprimait aussi dans la loi sur la « moralité » qui interdisait les relations sexuelles et le mariage entre membres des différentes catégories.
Pour mettre fin à l’apartheid, il avait fallu que, des années durant, des milliers et des milliers de femmes et d’hommes se lèvent et se battent, risquant la prison et leur vie. La fin des années 1970 et les années 1980 connurent bien des grèves ouvrières, contestant à la fois l’exploitation patronale et l’oppression politique. Les patrons commençaient à reculer et se voyaient obligés, sous la pression, de reconnaître les syndicats noirs et de négocier avec eux. Les townships devenaient ingouvernables pour les autorités blanches, d’autant plus qu’une partie de la jeunesse blanche commençait à refuser de participer à la répression contre les travailleurs noirs.
Mandela réussit, grâce à son courage et à sa détermination, à symboliser ce combat.
Mais il usa aussi de son influence pour que la fin de l’apartheid se passe sans heurts pour les classes dominantes, pour les riches, constitués à 90 % de Blancs. Il devint l’apôtre d’une « réconciliation » qui mit certes fin à l’apartheid institutionnel, pour en perpétuer un autre, social celui-là, et pas moins rigoureux.
Mandela mit en scène toute une série de gestes destinés à faire accepter à la majorité noire que le parti de l’apartheid, le Parti National, reste au pouvoir après presque cinquante ans d’oppression féroce. Il eut l’appui des dirigeants des grandes puissances et, symboliquement, il reçut le prix Nobel conjointement avec De Klerk dernier président blanc de la période de l’apartheid. Le Parti National finit d’ailleurs par intégrer les rangs de l’ANC, devenu le parti de toute la bourgeoisie sud-africaine, quelle que soit sa couleur.
Si une mince frange de la bourgeoisie noire a pu accéder aux affaires, le sort de l’immense masse des Noirs du pays, privés de travail et de logements dignes, n’a pas changé.
Les bidonvilles y sont aujourd’hui toujours aussi nombreux, peuplés et miséreux. L’analphabétisme y reste répandu, l’exploitation est toujours féroce et la lutte de classe aussi rude et déterminée comme en ont témoigné les affrontements dans les mines, ces derniers mois. Ceux qui protestent ont gagné le triste privilège de se faire matraquer, emprisonner, assassiner par des policiers… noirs comme eux.
Oui, Mandela a été tout à la fois l’homme qui a contribué à mener la lutte contre l’oppression et celui qui a permis que cette oppression se perpétue sous une autre forme.
L’aboutissement du combat de la population noire d’Afrique du sud ne pourra se réaliser que s’il se poursuit, là-bas comme ici, en Belgique, jusqu’à son terme, le renversement du capitalisme.